Candice Beaudrey: Gros Savon, une jolie bulle dans l’air du seule-en-scène.

Candice Beaudrey une comédienne exigeante et généreuse dont l’écriture et le jeu révèlent une artiste hors norme.

En allant voir GROS SAVON au théâtre L’Aktéon, je craignais d’assister au récit larmoyant et pathétique d’une grosse qui aurait girlisé son malaise pour mieux le vendre. Toutes ces affectations censées faire rire ou décomplexer (selon la silhouette qu’on habite, loue, s’approprie ou s’achète) au point de ne jamais saisir la question du poids et du surpoids à bras le corps, je les avais maintes fois lues dans la presse féminine.

  • Je ne fais pas un 36 ni un 38, ça, c’était à la naissance.
  • Je peux éventuellement prétendre à un 40 à condition de n’introduire qu’un bras dans une jupe et de préciser: «Je ne fais pas du 40 mais mon bras gauche, oui !».
  • La taille 42 ne veut plus entendre parler de moi et m’a exclue de son club à vie pour tentative d’entrée par effraction.
  • Et le 44 me regarde comme un physionomiste toise une bande de jeunes basanés-baskettés-blousonnés-cagoulés à l’entrée d’une boîte de nuit.
  • Je suis king size comme le lit du même nom (pas toujours aussi rempli(e) que son volume invite à le faire, à mon grand regret) mais je m’éclate plus que Kate Moss que je pourrais étouffer rien qu’en l’embrassant.
  • Je m’assume, je m’aime et mes copines s’appellent Beth Ditto, chanteuse du groupe Gossip, Tara Lynn et Crystal Renn, tops models américains étiquetés “plus size” ou grandes tailles, en français.

Je m’attendais à ce genre de propos accompagnés d’un catalogue de méthodes de régimes les plus (r)éprouvés. Or je n’avais aucune envie de rire, sourire ni sous-rire des questions d’une grosse si elles n’ouvraient pas un champ de réflexion et d’émotions plus large. Ni d’entendre parler de régimes! Alors à L’Aktéon, c’est vrai, j’y suis allée à reculons. Et même si c’est moi qui étais demandeuse, j’avais peur de m’ennuyer avec ce personnage d’Alice, femme obèse qui rêve de prêter son image à une marque de shampoing. Sans doute redoutais-je les histoires de grosses parce que personne n’a encore trouvé les mots et la formule qui feraient qu’on rie d’une grosse aussi simplement qu’on rit de la ménopause de Michèle Bernier dans Michèle Bernier pas une ride ! Personne, à ma connaissance, n’a trouvé LE sketch ou le spectacle qui ferait que les propos de LA grosse touchent aussi LA mince, LA petite, LA géante, LA Noire, LA vieille, la malade, la ceci, la cela… toutes les femmes et tous les hommes.

                            Un texte plantureux, comme elle, et savoureusement chic.

Heureusement l’affiche originale assez provoca-chic (provocante et chic à la fois), m’invitait à suivre une autre voie. Devant l’objectif du photographe Martin Delaty, Candice Beaudrey pose avec des brins de persil dans les narines, une bouche rouge-à-lèvrisée couleur sang frais, un regard faussement tendre mais vraiment prêt à décapiter la moindre remarque et, et (hé,hé !)…. le buste présenté comme une carte des pièces comestibles d’un bœuf. Vous voyez ces cartes un peu pédago qu’on trouve parfois chez le boucher et qui semblent dire : “Apprenons à repérer la côte de l’entrecôte, la bavette, l’onglet, le rumsteck, l’araignée, le paleron..blablabla”. De ces cartes de morceaux de viande, Candice la plantureuse en fait sa carte de visite. Et si on devine aisément qu’on la suivra du côté de la chair, d’une certaine cruauté, de l’incision, du découpage à vif peut-être, on comprend également à travers ce visuel d’une efficacité redoutable que tout cela sera amené d’une façon très esthétique même ironique de la part de cette grosse qui est «la quintessence de l’insouciance de la faim». Plus dans l’amour de l’art (de la découpe donc de la mise en scène) que dans celui du lard, ce rire gras qui aurait accompagné des élucubrations sur les régimes.

D’ailleurs, vous avez noté que je suis passée de GROSSE à PLANTUREUSE. Il n’y a pas que la silhouette de Candice Beaudrey qui mérite cette évolution sémantique, son texte est également plantureux, généreux, savoureusement chic. Un texte écrit à la pointe du stylo (du couteau peut-être ?) qui témoigne de l’intérêt de son auteur pour le verbe et sa très grande exigeance quant au style.

«L’affiche, m’a confié Candice Beaudrey, je l’ai conçue comme quelque chose d’un peu trash mais d’ironique à la fois. C’est une façon de dire : «Voilà ce que la société peut faire d’une grosse, ça devient une grosse vache!» On est dans le registre de la boucherie mais aussi de la chirurgie esthétique. Ces pointillés qui indiquent les zones à découper sont le travail préalable au découpage chirurgical».

Oubliés le stylo et le couteau, c’est avec un scalpel et un bistouri que cette comédienne de 27 ans, sortie du Cours Florent il y a à peine un an, écrit et crie les textes de cette grosse «qui a le devoir d’être mal dans ce corps qui incommode les autres».

«On paie pour me voir, étalage massif de graisse gracieuse…»

Le premier tableau de ce monologue présente Candice Beaudrey en nature bien vivante. Candice-Alice en chair et en os, le corps recouvert d’un drap blanc. Candice Beaudrey dans de beaux draps, debout dans un cadre doré, œuvre d’art muséifiée à regarder, contempler, critiquer, détester peut-être… mais en tout cas à considérer. Une attention qui mute au fil du temps puisque celle qui fait figure de modèle, de canon peint et célébré chez Rubens tombe de son piédestal pour devenir un être en trop, ou trop tout court, qu’on croise au XXI ème siècle dans la rue, au resto ou dans une cabine d’essayage et qu’on dévisage, stigmatise, condamne.

Et tandis que le spectateur regarde cette toile de maître qui elle-même l’observe de manière assez inquiétante, on entend cinquante-deux secondes de la bande-son du teaser du film Les Dents de la mer :«Il existe toujours une créature qui a survécu à des millions d’années d’évolution sans changer sans éprouver de passion et sans aucune logique. Elle n’existe que pour tuer. Une machine qui dévore gratuitement, qui attaque et engloutit n’importe quoi. Comme si Dieu avait créé le diable et lui avait donné des mâchoires»

Partant de de ces effets visuel et sonore, Candice Beaudrey interprète un texte puissant, émouvant et sarcastique à la fois. Sans compassion ni complaisance à l’égard de cette grosse vache. Une grosse vache qui, par un subtil jeu de drap et de plis, révèle partie de sa nudité et n’est jamais aussi légère et aérienne que lorsqu’elle danse et décolle sur les envolées lyriques de son texte.

Candice Beaudrey a du jus et de la moëlle, de l’intelligence et beaucoup de grâce. Une façon extraordinaire d’habiter son corps et son texte l’un et l’autre tissés d’un même fil. Une présence d’une légèreté incroyable ! Gros Savon est une bulle d’air rafraîchissante dans l’univers du seul en scène.

L’INTERVIEW DE CANDICE BEAUDREY : «Je me sens assez libre dans mon corps»

Leblogfemmequirit : Comment est né votre spectacle Gros Savon, clairement autobiograpgique ?

Candice Beaudrey: A ma sortie du Cours Florent en mai 2011, j’avais envie d’écrire et de mettre en scène une pièce sur l’obésité et proposer une héroïne jamais vue jusqu’à présent. Je voulais décrire un personnage moins caricatural que ceux que proposent la télé et le ciné où la grosse, c’est la fille qui va haïr tout ce qui est plus mince ou alors l’héroïne dodue rigolote. Je voulais une grosse avec une véritable intériorité psychologique mais qui ne soit pas dans la réaction. Au terme de six mois d’écriture, je n’étais pas satisfaite, j’ai réécrit les histoires, appréhendé différemment ce personnage qui essaie de se faire aimer des autres. Et plus je l’isolais, plus c’était intéressant. J’ai retravaillé trois mois encore…en fait, j’ai consacré près d’un an à la conception de ce texte dont j’ai fait disparaître les personnages pour ne garder que celui d’Alice.

LBFQR: Quelle caricature de votre corps la télé et le ciné vous renvoient-ils ?

CB : La grosse est toujours enfermée dans les mêmes schémas et fonctionnements. On attend d’un gros qu’il réponde avec panache, humour et qu’il retienne ses larmes. Je voulais un personnage qui ne soit pas dans la dignité qu’on lui impose. J’avais envie d’une grosse avec sa complexité. Or trop souvent, on a l’impression que le gros est facile et rapide à cerner et saisir, et que sa personnalité est immédiatement lisible et visible sur son corps.

LBFQR: Aviez-vous prévu dès l’écriture d’incarner Alice, le personnage de Gros Savon ?

CB: Quand le texte était au stade de pièce dialoguée, je ne prévoyais pas de le faire. Mon intérêt à le jouer s’est révélé au fur et à mesure que j’ai recadré l’écriture autour d’un seul et unique personnage. Ça me tenait à cœur de jouer Alice mais n’importe qui aurait pu la jouer ! Ce n’est pas gentil pour moi mais je veux dire que ce texte aurait pu être servi par quelqu’un de beaucoup plus mince ou de beaucoup plus gros, le sens n’en aurait pas été perdu.

             «Je parle d’un corps qu’on se traîne et cette question-là est universelle»

LBFQR: Quelles difficultés avez-vous rencontrées en jouant Gros Savon ?

CB: C’est pas si évident de se jouer ! C’est difficile de se départir de soi. J’ai dû apprendre à lâcher mon texte et oublier que j’en étais l’auteur. En le travaillant on découvre plus particulièrment les endroits où on a placé quelque chose de soi. C’est difficile également de travailler avec quelqu’un qui n’a pas de complaisance sur le sujet. Mélina Ferné, ma metteur en scène, avait un regard froid et porté sur autre chose que l’obésité-même. Si ça n’avait été qu’une histoire de grosse, ça ne l’aurait pas intéressée. Je parle d’un corps qu’on se traîne et cette question-là est universelle. Beaucoup de gens (se) traînent avec quelque chose qu’ils n’aiment pas et avec lequel ils évoluent malgré eux.

LBFQR: Vous avez 27 ans, que faisiez-vous avant d’étudier le théâtre au Cours Florent ?

CB: J’ai étudié l’économie pendant quatre ans au Canada et fait HEC à Montréal. Je me suis engagée dans une mission humanitaire en Inde pendant trois mois et j’ai également travaillé au Consulat de France à Bombay.

LBFQR: Vu la qualité de votre texte, je m’attendais à un parcours plus littéraire…

CB: J’aime beaucoup lire c’est vrai mais les mathématiques aident à bien formaliser son propos, ne pas faire de lignes en trop, être suffisamment concis. Je n’avais jamais écrit avant, c’est venu il y a deux ans environ. Et depuis, j’écris de plus en plus parce que j’aime vraiment ça.

LBFQR: On sent votre intérêt pour l’écriture, entre autres, lorsque vous pastichez la tirade du nez de Cyrano de Bergerac, et proposez une tirade du fessier

CB: J’avais amorcé ce texte l’année de ma Terminale quand je préparais un Bac option théâtre. C’est le plus vieux de mes textes. Quant à l’original, c’est une œuvre majeure de ma construction intellectuelle. Ma mère était très inquiète quand j’étais plus jeune et m’a vite encouragée à lire Cyrano de Bergerac. Etre grosse, ça peut être aussi un beau moteur de compensation. On peut essayer d’avoir plus de verve au point que ça peut être dangereux parfois de s’attaquer à nous…et pas seulement physiquement !

LBFQR: Pourquoi votre mère a-t-elle tenu à vous sensibiliser au texte de Rostand ? Vous étiez la seule ronde de la famille ?

CB: Non, pas du tout, on est tous ronds. C’était une manière de dire que cette rondeur-là pouvait être un formidable moteur et d’essayer d’en faire un détail.

LBQFR: Dans quels rôles vous distribuait-on lorsque vous étiez au Cours Florent?

CB: On n’est pas distrubué au Cours Florent. On se distribue soi-même. Je n’ai jamais eu l’impression de subir à cause de ce physique-là. En arrivant chez Florent, on a conscience qu’il n’y a pas de jeunes premiers ou de moches.

LBFQR: Sans doute mais au-delà de l’enveloppe, une voix, une façon de se déplacer peuvent inciter un professeur à vous orienter vers les rôles de méchantes ou de gentilles, de reines ou de servantes...

CB: Oui, c’est vrai, mais on est assez libres dans le choix des rôles.

LBFQR: Vous bougez et dansez sur scène d’une façon très gracieuse, même la posture que vous prenez pour le tableau l’est. D’où vient cette légèreté à laquelle on ne s’attend pas au premier abord?

CB: J’ai fait de la danse classique de l’âge de 4 ans à 13 ans avec un professeur formidable qui s’appelle Dina Gambassi. J’ai aussi fait du modern jazz et du judo. Ça aurait pu me complexer car j’ai toujours été plus ronde que les autres, mais ça m’a beaucoup plu de faire un truc si contradictoire à la danse. J’ai toujours avancé avec l’envie de ne pas me laisser enfermer par ce corps-là. J’ai toujours eu à cœur de pratiquer des activités physiques sans tenir compte du poids. Je me sens assez libre dans mon corps.

                     «J’ai toujours avancé avec l’envie de ne pas me laisser enfermer par ce corps-là».

LBFQR: “Qui est coupable de votre état et que peut-on faire ?” 

CB: C’est une des questions que mon personnage pose dans une partie où je traduis le discours ambiant. On cherche un coupable à l’obésité et on pense à la mère. On passe de la mère aimante au monstre responsable de tous les maux. Le seul coupable, c’est celui qui introduit la nourriture dans son estomac. Je n’accuse personne. Est-ce si grave de ne pas susciter l’empathie ? La responsable, c’est Alice, la façon dont elle se perçoit et se résume. Quand vous regardez un biopic sur Mesrine, il y a toujours un moment où l’on se demande ce qui, dans la construction de Mesrine, l’a amené à faire ce qu’il fait. On expose autre chose que le monstrueux. J’avance avec une personnalité coupable mais je ne crois pas en la pression. Je ne peux pas m’extraire de la conscience générale qui pense que celui qui est gros est responsable et que celui qui a un grand nez ne l’est pas.

LBFQR: C’est Alice la coupable, alors ?

CB: Prétendre que c’est la faute des autres est un chemin facile. Ce que s’inflige Alice, elle seule en est la cause. Elle participe activement de ce mal être du fait du poids qu’elle lui donne.

LBFQR: Alice dit qu’elle pêche par gourmandise, ça lui évite la luxure…

CB: Alice mange pour diluer ses problèmes là où les autres font avec. Quand on est gros, on séduit moins parce que la représentation de ce qui est séduisant est ailleurs. J’avais envie d’aborder le problème sans démagogie. Raconter comment le corps traverse la vie. Evidemment, un gros peut être aimé mais quand il arrive dans une soirée, ce n’est pas lui qu’on regarde. Je ne suis pas l’incarnation de ce qui est beau aujourd’hui. A une époque où il n’était pas toujours facile de trouver de la nourriture, ce qui était gros était beau. Aujoud’hui où c’est très facile d’en trouver on est dans la quête du corps mince qui incarne une forme de pouvoir car c’est l’expression de la capacité à se contrôler. Dans d’autres pays, la femme plus en chair incarne une autre forme de pouvoir : celui de la santé. Ici, le gros peut représenter le laisser aller. Ce regard posé sur lui par la société, il le partage avec d’autres discriminés.

LBFQR : Votre grosse incarne aussi une force que l’on tente de mettre à contribution faute de mieux. Alice dit : «Je suis un homme quand il y a quelque chose à porter et qu’il n’y a pas d’homme à disposition…Quand il faut rentrer la nuit et qu’il n’y a pas d’homme à disposition, ce n’est pas pour moi qu’on s’inquiète».

CB: Oui, je voulais montrer comment avec ce corps, une grosse est traitée comme un homme, car placée du côté de la force. Un gros peut être tenté de compenser son énormité en se mettant à la disposition des autres et en montrant que sa force est utile. Alors, suis-je une fille dans ce corps-là ? Et là se pose la question de la sexualité qu’on a et du genre auquel on appartient. Et quant à protéger le gros, on n’y pense pas tellement on est persuadé que son corps résistera à toute agression ou du moins s’en remettra plus vite que celui du mince.

Gros Savon : depuis le 13 février et jusqu’au 17 avril 2012 , les lundis et mardis à 21h30, à l’Aktéon Théâtre : 11, rue du Général Blaise, 75011 Paris. Tél : 01-43-38-74-62. (Photos: Stéphanie Wilain de Leymarie)


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